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Giuseppe Antoci, l’eurodéputé qui veut porter la lutte contre la mafia et le crime organisé à Bruxelles
L’Italien a lutté contre la mafia sicilienne. Mais peut-il affronter la fabrique de la loi de l’UE ?
Par ELENA GIORDANO
et ALESSANDRO FORD
in Sicily, Italy
Photo-illustration de Matt Needle pour POLITICO
Alors qu’il attend assis la levée des barrières, Giuseppe Antoci a l’esprit en ébullition.
L’homme politique italien se trouve sur le siège arrière de la voiture, accompagné de sa garde rapprochée, sortie pour l’entourer pendant que le train passe en trombe.
La route est calme, la nuit fraîche de décembre immobile. L’absence d’éclairage public l’empêche de voir ce qui peut l’attendre dans l’obscurité alors qu’il rentre chez lui.
“S’arrêter à un passage à niveau n’est jamais une bonne chose pour nous”, glisse-t-il.
Le passage du train parut une éternité. Les agents de sécurité sont remontés dans la voiture, les barrières se sont levées et ils ont repris leur route.
Ce sont des moments comme celui-ci que cet homme de 58 ans redoute. Il y a huit ans, alors qu’il rentrait chez lui sous escorte policière, lui et ses gardes ont échappé de justesse à une embuscade tendue par la mafia, en représailles à sa campagne nationale de lutte contre la corruption.
“La mafia, voyez-vous, n’oublie pas, prévient-il. Si elle veut se venger, elle trouve le moyen de le faire.”
Antoci, héros populaire en Italie pour son activisme antimafia, a l’habitude de s’attaquer aux activités du crime organisé dans son pays — et d’en braver les risques. En Italie, il a mené avec succès une campagne visant à renforcer les contrôles d’antécédents pour les subventions agricoles de l’UE, après avoir découvert une fraude mafieuse à grande échelle visant à accaparer de l’argent de l’UE.
Aujourd’hui, Antoci s’est fixé un objectif plus ambitieux : mettre en œuvre les contrôles au niveau de l’Union européenne et favoriser la répression de la criminalité organisée et du blanchiment d’argent au sein de l’Union.
Elu sur une vague anti-establishment lors des élections européennes de juin dernier, il est arrivé à Bruxelles avec le vent en poupe.
Mais les obstacles sont nombreux : Antoci est loin d’être un parlementaire européen chevronné, Bruxelles est relativement impuissant en matière de politique judiciaire et de sécurité, et le contexte politique fait que la Commission cherche à réduire, et non à accroître, son rôle de régulateur.
Giuseppe Antoci s’est attaqué à la mafia italienne. Mais peut-il s’attaquer à Bruxelles ?
Son arrivée à la politique
Rencontrer Antoci n’est pas comme rencontrer d’autres députés européens. Il n’y a pas de café au bar du Parlement, pas de causerie en marge d’une séance d’une commission. POLITICO a été amené dans un couloir isolé couvert par des caméras de vidéosurveillance. Des hommes au visage sombre ont ouvert la porte, avec des bosses à la ceinture.
Les murs sont tapissés de décorations et de diplômes honorifiques ; la fenêtre donne sur un bloc de béton hideux — une nécessité contre les tirs de sniper. Malgré tout, il s’est montré chaleureux et conciliant, avec sa silhouette trapue au crâne rasé qui nous souriait à travers des lunettes sans monture.
Il commence par nous raconter son histoire. Antoci a grandi en Sicile pendant les “années de plomb”, lorsque la violence politique et criminelle a ravagé le pays et que la mafia locale, Cosa Nostra, a déclaré la guerre à l’Etat italien. Elève dévoué, il a gardé la tête baissée, étudiant l’économie à l’université de Messine.

Il est ensuite entré dans la banque, jusqu’à devenir directeur régional, et a fondé une famille. Avec sa femme, il a élevé trois filles dans une villa à Santo Stefano di Camastra, une ville située sur la côte nord. C’était une vie riche et Antoci dit qu’il n’a jamais aspiré à entrer dans l’arène politique.
Aujourd’hui, cette grande maison — dans laquelle il s’imaginait recevoir des amis lors de dîners bruyants — est gardée par l’armée. Personne, en dehors des membres de sa famille, ne peut s’en approcher.
“Tous ces plans… sont partis en fumée”, lâche-t-il, avec une pointe de nostalgie dans la voix.
En 2013, Antoci a accepté un nouveau poste : celui de président du parc Nebrodi, la plus grande zone naturelle protégée de Sicile.
“C’est un endroit fantastique”, assure-t-il. “Il y a des endroits d’où l’on peut voir, derrière, le volcan de l’Etna, et, devant, les forêts, les lacs et les îles Eoliennes, tout cela en même temps.”
C’est au cours de son mandat à Nebrodi qu’il a été confronté pour la première fois à la mafia. Il découvre rapidement que 80% des baux du parc sont contrôlés par des familles de la mafia sicilienne. La fraude agricole était monnaie courante : la mafia volait des millions d’euros chaque année dans le cadre de la politique agricole commune (la PAC, 45 milliards d’euros de subventions agricoles par an), en intimidant les agriculteurs et en empêchant la concurrence.
Pour les familles, c’était de l’argent facile : un capital propre, déposé chaque mois sur leurs comptes bancaires. Le système était si simple que les mafiosi inscrivaient même les noms de leurs proches sur les documents. Matteo Messina Denaro, le chef de la mafia le plus recherché du pays, a eu deux sœurs qui ont bénéficié de subventions pendant trente ans, selon une enquête récente menée par le site Farm Subsidy.

Pour Antoci, la solution est évidente : le contrôle des antécédents des demandeurs de fonds doit être renforcé.
Ses efforts ne sont pas passés inaperçus.
En 2014, deux jours avant Noël, les autorités italiennes ont découvert, grâce à des écoutes téléphoniques, que des membres de clans mafieux prévoyaient de tuer Antoci et sa famille, et les ont immédiatement placés sous protection policière. Quelques heures plus tard, des militaires encerclaient son domicile.
“Ils m’ont probablement sauvé la vie”, relate-t-il.
Deux ans plus tard, alors qu’Antoci rentrait chez lui sous escorte policière, ses gardes ont remarqué que la route était bloquée. De gros rochers avaient été placés sur l’asphalte.
Dès que la voiture s’est arrêtée, des hommes masqués sont sortis des buissons situés de part et d’autre de la route et ont commencé à tirer sur le véhicule. Les agents de sécurité d’Antoci ont riposté.
Les tireurs savaient que le véhicule était blindé et avaient préparé des cocktails Molotov.
Mais lorsqu’une deuxième voiture du service de sécurité d’Antoci est arrivée par-derrière, les hommes, pensant que leur plan avait été découvert par les autorités, ont pris la fuite.

Ces incidents ont marqué Antoci. “Il y a des nuits où je ne peux pas dormir parce que j’entends les fusillades dans ma tête.”
L’attaque manquée a provoqué un tollé en Italie, où Antoci est devenu le premier fonctionnaire à être attaqué depuis 1992, lorsque Cosa Nostra a assassiné les magistrats italiens Giovanni Falcone et Paolo Borsellino.
Les assaillants n’ont jamais été capturés, mais l’année suivante, le Parlement a inscrit dans la loi le protocole d’Antoci. Depuis, des centaines de mafiosi et leurs complices ont été arrêtés et condamnés pour avoir fraudé la PAC.
Antoci a lui-même été courtisé par tous les principaux partis du pays. Dans un premier temps, il a décliné leurs offres — le moment n’était tout simplement pas opportun, commente-t-il auprès de POLITICO. Mais en 2024, il avait de nouveau envie de changer les choses. “Si j’abandonne ce combat parce que j’ai peur, cela signifie qu’ils ont gagné. Et je ne peux pas laisser cela se produire”, insiste-t-il.
Il a été élu député européen avec le Mouvement 5 étoiles, le parti populiste de gauche de l’ancien Premier ministre Giuseppe Conte.
Un “moment délicat” pour l’Europe
L’arrivée d’Antoci à Bruxelles intervient à un moment critique.
Le crime organisé européen devient plus violent, les trafiquants de cocaïne se disputant un marché d’une valeur de 11 milliards d’euros, soit l’équivalent du commerce des diamants. Les gangs se sont transformés en groupes paramilitaires, achetant davantage d’armes et de muscles, assassinant des avocats et recrutant des enfants. Ces groupes, autrefois locaux, deviennent également transnationaux, s’étendant sur plusieurs continents.
En conséquence, les homicides liés aux gangs ont augmenté, faisant de la sécurité publique un enjeu électoral en France, au Benelux et en Scandinavie. Cette situation a sans doute contribué au succès, lors des élections européennes de l’année dernière, non seulement des militants de la transparence comme Antoci, mais aussi des candidats d’extrême droite qui prônent la lutte contre la criminalité, tels que le Rassemblement national de Marine Le Pen en France, le Parti pour la liberté de Geert Wilders aux Pays-Bas et l’Intérêt flamand de Tom van Grieken en Belgique.
C’est à eux que la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, s’adressait probablement lorsqu’elle a promis en juillet que, si elle était réélue par les nouveaux députés européens, elle “répondrait à cette menace croissante au niveau européen”, notamment en doublant les effectifs d’Europol, l’agence de l’UE chargée de la coopération entre les services de police du continent.
“C’est un moment très délicat”, analyse Antoci, soulignant les sommes considérables que les gouvernements nationaux dépensent encore au titre du fonds de relance post-Covid, d’un montant de 723 milliards d’euros. “Si nous nous trompons sur ce pan de l’histoire de l’Europe, nous risquons de faire tomber des sommes énormes entre les mains du crime organisé, et il pourrait nous falloir trente ans pour nous en remettre.”
Ce message est partagé par les hauts responsables de la sécurité : près de 90% des réseaux criminels de l’Union européenne ont réussi à infiltrer l’économie légale, selon un récent rapport d’Europol.
L’approche habituelle de l’UE consiste à avancer sur le plan législatif, ce qui est aussi important. La loi de 2003 sur le mandat d’arrêt européen a permis la capture de plus de 50 000 criminels présumés depuis son entrée en vigueur. La décision d’enquête européenne de 2014 a considérablement accéléré la collaboration transfrontalière entre les services de police. Les six réformes de la directive antiblanchiment ont permis aux pays de l’UE d’obtenir les meilleures notes de risque au monde et, l’année dernière, l’Union s’est dotée de règles communes pour geler et confisquer les avoirs illicites.

Ces lois ont fait date et l’eurodéputé sicilien en veut d’autres. Il travaille déjà sur la directive anticorruption de l’UE de 2023 en tant que “shadow rapporteur” — le jargon bruxellois pour désigner le représentant d’un groupe politique sur un dossier. Le texte en est au débat final entre le Parlement et le Conseil. En fin de compte, nous devons “suivre l’argent”, résume l’ancien directeur de banque, citant le juge Falcone.
L’objectif principal d’Antoci pour les quatre années et demie à venir en tant que député européen est de transformer son protocole Antoci — qui renforce les vérifications des antécédents des demandeurs de fonds de l’UE — en une norme européenne. Il estime que cette initiative ferait date.
Ensuite, Antoci espère : renforcer la collaboration entre d’Europol, d’Eurojust et du Parquet européen, et leur financement ; promouvoir les approches de santé publique en matière de consommation de drogues ; et harmoniser les règles relatives aux prisons.
Ce dernier point est particulièrement important pour lui, car il estime qu’il est essentiel que l’Union européenne adopte l’article juridique italien “41 bis”, qui suspend certains droits pour les mafiosi emprisonnés (pas d’appels téléphoniques, droits de visite restreints, temps limité passé avec d’autres prisonniers). Bien que ces mesures sont critiquées comme étant draconiennes, les Italiens ont tendance à considérer le 41 bis comme un mal nécessaire pour empêcher les capos de continuer à opérer derrière les barreaux.
L’idée n’a jamais bénéficié d’un soutien suffisant de la part des autres pays pour atteindre le niveau européen, mais cela pourrait changer.
Les Pays-Bas reconsidèrent leur position après que l’absence d’une telle législation a permis à l’un des plus grands trafiquants de drogue d’Europe, Ridouan Taghi, d’ordonner l’assassinat depuis la prison du frère et de l’avocat d’un témoin en 2019, et d’un conseiller média en 2021. Le cousin de Taghi a été condamné pour avoir transmis des ordres d’exécution et son avocat est actuellement en procès.

Les initiatives d’Antoci ont également gagné le soutien du nouveau commissaire européen aux Affaires intérieures, Magnus Brunner. Lors de son audition de confirmation en novembre dernier, Brunner a fait l’éloge d’Antoci, qu’il a qualifié de “source d’inspiration”, et a exprimé son intention de réviser la législation européenne sur la lutte contre le crime organisé, qu’il a qualifiée de “dépassée”.
“Nous avons besoin de nouvelles règles et de nouvelles dispositions pour faire face aux activités criminelles transnationales qui menacent la vie des citoyens, l’Etat de droit et l’économie légale. C’est pourquoi je prévois une mise à jour de cette législation”, a déclaré Brunner en réponse à une question posée par Antoci lors de l’audition.
Des pouvoirs limités
Les ambitions d’Antoci se heurtent toutefois à plusieurs obstacles majeurs.
Le premier est que Bruxelles n’a que peu de pouvoir sur les politiques judiciaire et de sécurité. Etant des thématiques sensibles, ces domaines sont jalousement gardés par les Etats membres, ce qui signifie que l’Union dispose d’une compétence faible et partagée sur ces sujets.
“L’UE n’a pas vraiment de pouvoir en matière de crime organisé”, pointe Andrew Cunningham, responsable des marchés, de la criminalité et de l’approvisionnement à l’Agence de l’UE sur les drogues (EUDA). La Commission a “quelques politiques qu’elle peut mettre en place en matière de coopération”, ajoute-t-il, bien que celles-ci dépendent de l’accord des Etats membres.
Le Parlement, quant à lui, est encore plus faible. “Tel qu’il est conçu actuellement, [il ne peut pas] faire grand-chose d’autre que de promouvoir des initiatives législatives et des stratégies de coopération”, indique Vincenzo Musacchio, professeur de droit pénal et associé au Rutgers Institute on Anti-Corruption Studies. “Un député européen ne peut pas faire grand-chose en pratique” et “ne peut certainement pas influencer efficacement l’approbation de lois antimafias ad hoc”.
Le deuxième problème est qu’Antoci est politiquement isolé. Il n’est qu’un seul député européen, membre d’un parti relativement petit, au sein d’un petit groupe. Son choix d’affiliation partisane ne lui permet pas d’occuper des postes de premier plan dans les commissions. Et en tant que politicien novice, il n’a aucune expérience des négociations en coulisses ou du lobbying d’entreprise si intrinsèque à l’élaboration de la politique dans la bulle bruxelloise.
L’homme politique sicilien dit avoir rejoint le Mouvement 5 étoiles pour ses références en matière de lutte contre la mafia. Deux autres l’ont précédé : Federico Cafiero de Raho, procureur national antimafia d’Italie jusqu’en 2022, et Roberto Scarpinato, ancien procureur général à Palerme. Le leader du parti, Giuseppe Conte, “m’a fait comprendre que dire ‘non’ n’est pas un choix anodin”, conclut Antoci.

Cela nous amène au troisième problème. Le risque est réel que le militant sicilien antimafia devienne une mascotte glorifiée, sollicitée par des collègues en quête de selfies — et d’ailleurs ils font déjà la queue avec leurs iPhone. La présidente de la Commission, Ursula von der Leyen, la présidente du Parlement, Roberta Metsola, ainsi qu’une succession de présidents de commission, de parlementaires et d’ambassadeurs ont tous pris des photos avec l’affable Antoci.
Reste à savoir s’ils soutiendront ensuite ses propositions. Antoci a eu un prédécesseur au Parlement européen : un autre sicilien membre du Mouvement 5 étoiles, Ignazio Corrao. “Un homme très dévoué”, se souvient Antoci. De 2014 à 2024, Corrao a défendu bon nombre des idées que son successeur promeut aujourd’hui. Il était rapporteur sur la loi antiblanchiment, il dénonçait le vol de la PAC par la mafia, il appelait à une plus grande collaboration judiciaire transfrontalière. Mais peu de choses ont changé.
Par dévouement
En regardant Antoci s’adresser à un groupe de lycéens de Gela, une ville du sud de la Sicile longtemps en proie à la Cosa Nostra, on peut se demander si cela a de l’importance. Un porte-drapeau peut-il être aussi important qu’un soldat ?
“Prenez une part active dans la société, impliquez-vous dans la politique”, leur a exhorté Antoci, ajoutant que la jeune génération devrait être le garde-fou de ses représentants élus : “Qu’ils vous disent sur quoi ils travaillent, comment ils travaillent et quel dossier ils étudient.”
Après huit mois de mandat, Antoci est convaincu que son départ pour Bruxelles et son entrée au Parlement européen étaient la bonne décision, l’étape nécessaire pour porter sa lutte contre la mafia à un niveau supérieur.
Il dit vivre son expérience de député européen comme un dévouement envers la société, en travaillant sans relâche, et avoir à peine le temps de déjeuner. “Contrairement aux collègues du troisième étage”, plaisante-t-il, faisant référence à ceux qui passent leur temps au bar du troisième étage du bâtiment du Parlement européen.
Cependant, il confie que le lien direct qu’il entretenait avec sa patrie et ses habitants avant de s’installer à Bruxelles lui manque souvent. Et souligne que le travail le plus important d’un responsable politique consiste à écouter les gens et à comprendre les problèmes qui affectent leurs communautés.
Réfléchissant à sa décision de continuer à lutter contre la mafia — malgré les risques pour sa vie et sa famille —, Antoci a déclaré que tout cela en valait la peine.
“Qui serais-je si j’avais baissé les bras ? Je me serais senti vraiment sale pour le reste de ma vie.”
Cet article a d’abord été publié par POLITICO en anglais et a été édité en français par Jean-Christophe Catalon.