ARTICLE AD BOX
KIEV — Les Etats-Unis ont déployé cette semaine un système de défense aérienne avancé et des dizaines de soldats pour protéger Israël des missiles balistiques iraniens. Mais l’Ukraine ne bénéficie pas d’une telle aide, alors qu’elle est confrontée quotidiennement aux attaques de drones, de missiles et de bombes russes.
A Kiev, on dénonce ce deux poids, deux mesures.
“Si les alliés abattent ensemble des missiles dans le ciel du Moyen-Orient, pourquoi n’a-t-on pas encore décidé d’abattre des drones et des missiles au-dessus de l’Ukraine ?” a demandé le mois dernier le président ukrainien Volodymyr Zelensky.
Lorsque les systèmes de défense aérienne et les avions de combat américains et britanniques ont contribué à éliminer des centaines de missiles iraniens le 1er octobre, le ministère ukrainien des Affaires étrangères a déclaré : “Nous appelons les alliés de l’Ukraine à défendre l’espace aérien ukrainien avec la même détermination et sans hésitation contre les attaques de missiles et de drones russes, en reconnaissant qu’une vie humaine est tout aussi précieuse dans n’importe quelle partie du monde.”
Les alliés sont également intervenus en avril.
La raison pour laquelle les Etats-Unis agissent avec vigueur en Israël et avec prudence en Ukraine est claire : la Russie est dotée d’armes nucléaires, pas l’Iran.
“La réponse difficile que les Ukrainiens n’aimeront peut-être pas entendre, mais qui est malheureusement vraie, est que nous pouvons prendre le risque d’abattre des missiles iraniens au-dessus d’Israël sans déclencher une guerre directe avec Téhéran qui pourrait conduire à une guerre nucléaire”, analyse auprès de POLITICO un conseiller sénatorial américain qui travaille sur la politique ukrainienne. “Tenter ça avec la Russie est beaucoup plus risqué.”
Deux sources au sein de l’administration Biden, s’exprimant sous le couvert de l’anonymat pour discuter franchement de la question, ont fait la même remarque.
Envoyer des forces américaines en Ukraine pour abattre des missiles russes pourrait déclencher une confrontation militaire directe entre les deux premières puissances nucléaires du monde, dans le contexte du plus grand conflit en Europe depuis la Seconde Guerre mondiale, avec des conséquences potentiellement apocalyptiques. Alors qu’au Moyen-Orient, les Etats-Unis peuvent éliminer des missiles au-dessus d’Israël sans déclencher de guerre avec un adversaire doté de l’arme nucléaire.
L’Iran a enrichi de l’uranium à des niveaux proches de celui d’une arme nucléaire, mais n’a pas essayé de fabriquer de bombe atomique.
“Il est triste de voir tout cela en tant que citoyen ukrainien ordinaire, lorsque dans le cadre d’un accord visant à prévenir une escalade de la part de Moscou, votre pays et vos citoyens sont sacrifiés”, a déclaré Mykola Bielieskov, chercheur au National Institute for Strategic Studies ukrainien.
Ce que veut Kiev
Les alliés s’impliquent déjà activement — mais à distance — chaque fois que la Russie attaque l’Ukraine.
“Les partenaires nous signalent généralement les mouvements des bombardiers russes vers les positions de tir. Ils nous font savoir quand et où les Russes préparent une attaque”, a déclaré Yuriy Ihnat, porte-parole par intérim de l’armée de l’air ukrainienne.
Une fois alertés, des milliers de soldats des unités de reconnaissance, de communication et de défense aérienne mobile entrent en action.
Les pilotes ukrainiens sont également prêts à intervenir en cas d’attaques de grande envergure. L’un d’entre eux, le pilote de F-16 Oleksiy Mes, surnommé “Moonfish”, est mort dans un accident le 26 août, lorsque la Russie a tiré plus de 230 missiles sur les infrastructures énergétiques ukrainiennes.
Des drones russes ont également survolé la Pologne et la Roumanie. Ces deux pays, membres de l’UE et de l’Otan, ont fait décoller des avions en urgence, mais n’ont jusqu’à présent fait qu’observer les armes russes sans les éliminer.
Kiev souhaite que la Pologne et la Roumanie interviennent activement, à la fois dans leur propre espace aérien et au-dessus de l’ouest de l’Ukraine. Kiev et Varsovie ont accepté de discuter de cette possibilité dans le cadre d’un récent accord de sécurité mutuelle, mais jusqu’à présent, la Pologne n’a pas changé de politique.
Varsovie a clairement indiqué qu’il n’agirait pas sans le soutien total de l’ensemble de l’alliance de l’Otan. Et le ministre polonais de la Défense, Władysław Kosiniak-Kamysz, a déclaré qu’un tel soutien faisait défaut. Il a ajouté que Washington avait également indiqué qu’il ne voulait pas d’escalade dans le conflit avec la Russie.
Kiev espère qu’abattre des missiles et des drones au-dessus de l’Ukraine finira par être accepté, tout comme l’artillerie, les chars, les missiles et les avions de chasse occidentaux ont finalement été fournis malgré les craintes de franchir les lignes rouges du président russe Vladimir Poutine.
“Il y a une discussion animée à ce sujet, tant en Pologne qu’au sein de l’Otan”, a relaté le ministre polonais des Affaires étrangères Radosław Sikorski à POLITICO lors d’une récente interview.
“La frontière de l’Otan se trouve dans une sorte d’entre-deux, entre les règles du temps de paix et la crise”, a-t-il ajouté, soulignant que l’intention du Kremlin n’était pas claire. “Certaines de ces choses représentent un danger pour nos citoyens [et] certains spéculent que les Russes testent nos procédures, [mais] je soupçonne qu’avec un tel nombre de drones et de missiles, ils en perdent tout simplement le contrôle.”
Si Kiev souhaite que ses alliés agissent comme ils le font avec Israël, deux officiers ukrainiens de la défense aérienne, s’exprimant sous le couvert de l’anonymat, estiment que c’est plus facile de le faire au-dessus d’Israël que de l’Ukraine.
Israël est un petit pays, ce qui signifie que les Etats-Unis peuvent utiliser leurs navires équipés de systèmes de défense aérienne. L’Ukraine, quant à elle, est vaste et inaccessible aux marines occidentales : ses alliés devraient alors installer des défenses aériennes à la frontière ouest du pays, à partir de laquelle ils ne pourraient protéger que les territoires environnants.
“Les membres de l’Otan qui participeraient à la défense aérienne de l’Ukraine devraient apporter une contribution beaucoup plus importante, sur une zone plus vaste, avec un risque plus grand d’‘entrer en guerre’ pour des gains incertains”, pointe Matthew Savill, directeur des sciences militaires au Royal United Services Institute de Londres. “Le coût serait également plus élevé, car la fréquence des attaques russes est bien plus importante que les tentatives iraniennes, significatives mais réactives, de frapper directement Israël.”
Les pays de l’Otan pourraient également être amenés à faire voler des avions de combat au-dessus de l’Ukraine, ce qui pourrait conduire à des affrontements directs avec la Russie, exactement ce que la Maison-Blanche tente d’éviter.
“Pour maximiser l’efficacité d’un tel effort, les forces occidentales voudraient probablement frapper directement les avions russes qui lancent des frappes et/ou supprimer les radars et les missiles de défense aérienne longue portée russes”, poursuit Cavill. “Cela associe donc la défense contre les missiles à un engagement plus direct, même si ce n’est que dans les airs.”
Le meilleur ami des Etas-Unis
C’est aussi une question d’émotion et d’histoire.
Alors que de nombreux pays prétendent être le meilleur ami ou l’allié essentiel des Etats-Unis, Israël occupe une position unique dans la politique et la stratégie de défense américaines. Les dirigeants américains mettent en avant une relation qui s’est construite au fil des décennies, et qui a permis à Washington de déployer directement ses forces armées pour protéger Israël.
Toutefois, les accusations d’un deux poids, deux mesures reflètent une frustration plus large en Ukraine, selon laquelle l’administration Biden n’en fait pas assez pour aider Kiev à stopper les attaques russes. Elle ferait traîner les ventes d’armes et empêcherait l’Ukraine d’utiliser des munitions américaines longue portée pour frapper le territoire russe.
“Les Etats-Unis ont encore de la marge pour aider davantage l’Ukraine dans sa lutte contre la Russie”, considère Shelby Magid, directeur adjoint de l’Atlantic Council, un think tank basé à Washington.
“Malheureusement, c’est une distinction que l’administration a choisi de faire à maintes et maintes reprises, à tel point que nous nuisons à nos intérêts de sécurité nationale d’aider l’Ukraine à vaincre la Russie”, continue-t-il. “Il y a une peur presque paralysante de ne pas vouloir frapper directement les armes russes, car l’administration considère cela comme se battre directement avec la Russie.”
Les responsables américains ont admis qu’ils étaient conscients des frustrations croissantes en Ukraine, mais ils ont indiqué qu’ils travaillaient sur de nouvelles livraisons d’armes qui, espèrent-ils, dissiperont ces inquiétudes.
“Nous nous sommes vraiment attachés à fournir à l’Ukraine tout ce que nous pouvions pour l’aider à se défendre”, assure une des sources au sein de l’administration Biden. “Notre priorité absolue a été de l’aider à renforcer sa défense aérienne.”
Mais le fait de prendre des gants avec la Russie envoie un message à l’international selon lequel les puissances nucléaires bénéficient d’une déférence qui n’est pas accordée aux pays normaux, a averti Bielieskov, l’analyste ukrainien.
Cela augmente le risque que des pays comme l’Iran décident de se doter de l’arme nucléaire, détruisant ainsi le régime de non-prolifération qui vise à limiter le nombre de puissances atomiques.
“La conclusion que nous tirons de la différence d’approche entre Israël et l’Ukraine, lance Bielieskov, est qu’il vaut mieux avoir une arme nucléaire que de ne pas en avoir.”
Cet article a d’abord été publié par POLITICO en anglais et a été édité en français par Jean-Christophe Catalon.