Les aides publiques, à elles seules, ne suffiront pas à stopper le déclin industriel de l’Europe

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Illustration by Adrià Voltà for POLITICO

Les aides publiques, à elles seules, ne suffiront pas à stopper le déclin industriel de l’Europe

Les subventions ne sont pas une panacée pour redresser l’économie du Vieux Continent et éviter des crises sociales.

By GIORGIO LEALI

Illustration by Adrià Voltà for POLITICO

CHOLET, France — Ce jour-là, même ceux qui ne travaillaient pas étaient conviés à une réunion matinale à 9h30. Quelques minutes plus tard, parmi ces travailleurs de l’usine de pneus Michelin, certains pleuraient, d’autres huaient. Quelques-uns sont restés silencieux.

Bien que l’entreprise reçoive des millions d’euros d’aides publiques, la direction a déclaré que l’usine de la sous-préfecture du Maine-et-Loire ne pouvait plus rivaliser avec ses concurrentes asiatiques. Les employés présents à la réunion devront chercher un nouvel emploi. Ils font partie des 1 254 travailleurs licenciés par Michelin dans toute la France.

“Ça s’est fait en moins de dix minutes”, relate Patrick Boëhm, l’un des travailleurs renvoyés, qui se réchauffait au coin du feu sur le piquet de grève à l’extérieur de l’usine fin novembre, quelques semaines après avoir appris la nouvelle.

Cette scène à Michelin se répète dans une grande partie de l’Europe de l’Ouest, dont l’économie chancelle sous la pression de la concurrence mondiale, de prix de l’énergie plus élevés à cause de la guerre en Ukraine et de ce que certains responsables politiques ont qualifié de bureaucratie étouffante.

Les centaines de milliards d’euros dépensés depuis la pandémie, pour maintenir les usines ouvertes et les emplois dans le pays, semblent aujourd’hui n’avoir été qu’une solution palliative et très coûteuse.

L’économie européenne se ratatine et fait face à une hémorragie d’emplois. La production industrielle dans la zone euro a diminué de 1,2% en 2024, poursuivant une tendance ayant conduit à la destruction de plus de 2,3 millions d’emplois dans le secteur au cours des quinze dernières années, selon les syndicats.

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Le sort des travailleurs de Cholet, l’une des deux usines que Michelin a fermées en France l’année dernière, offre une illustration d’un problème que l’argent public pourrait être incapable de résoudre. Et ce, au moment même où le Vieux Continent se prépare à une nouvelle série de turbulences économiques, avec les droits de douane que promet d’imposer le président des Etats-Unis, Donald Trump.

D’autres entreprises hexagonales, comme Auchan, Valeo et ArcelorMittal, licencient aussi des centaines d’employés. En 2024, la France a enregistré le plus grand nombre de faillites d’entreprises au cours des quinze dernières années, selon une étude récente. La vague massive de licenciements s’est déjà répandue en Europe, y compris en Allemagne, moteur industriel de l’UE, où Michelin ferme également deux usines et où Volkswagen supprime 35 000 emplois.

Le déclin industriel s’est accompagné d’une montée de l’extrême droite. En France, le parti de Marine Le Pen, le Rassemblement national, a réalisé le meilleur score de son histoire lors des élections législatives de 2024, permettant à cette formation politique, autrefois paria du paysage tricolore, de renverser le gouvernement Barnier cet hiver. En Allemagne, le parti d’extrême droite Alternative pour l’Allemagne, dont certains dirigeants ont repris des slogans nazis, a obtenu près d’un cinquième des voix lors des élections fédérales de février.

En 2024, la France a enregistré le plus grand nombre de faillites d’entreprises au cours des quinze dernières années, selon une étude récente. | Loic Venance/AFP via Getty Images

Le risque d’une crise sociale, comme celle des gilets jaunes qui a paralysé la France il y a plus de six ans, est grandissant.

“La France est à un rien d’exploser”, estime Gilles Bourdouleix, maire de Cholet depuis près de trente ans — initialement membre des Républicains, il a été soutenu par le RN aux dernières législatives — assis dans son bureau moderne de l’hôtel de ville à l’architecture brutaliste. “Les gilets jaunes, à mon avis, ça aurait été un échauffement avec ce qui va se passer, je pense, dans les temps à venir.”

Une lente agonie

Mario Draghi, l’ancien président de la Banque centrale européenne, a prévenu dans son rapport, l’an dernier, que le Vieux Continent était condamné à une “lente agonie” s’il ne trouvait pas un moyen de rééquiper son économie.

Les travailleurs licenciés de Cholet voient très bien le tableau : ils sont en train de le vivre. A la suite de l’annonce de la fermeture, ils ont organisé une grève et érigé une montagne de pneus, bloquant la circulation à l’entrée et à la sortie de l’usine.

Un jour, peu après la fermeture, on pouvait voir des travailleurs se réchauffer au feu de bois tandis que d’autres préparaient des crêpes et sirotaient du café, au son d’une guitare jouant The House of the Rising Sun. Les voitures et les camions qui passaient sur la route klaxonnaient en signe de solidarité et, à intervalle régulier, quelqu’un s’arrêtait pour déposer du bois afin d’alimenter le feu.

Aujourd’hui, la montagne de pneus n’est plus, mais le ressentiment n’a fait que croître. Les “Michelin”, comme on appelle les travailleurs de l’entreprise à Cholet, soutiennent que les licenciements n’étaient pas nécessaires. Ils accusent l’entreprise de vouloir maximiser ses profits en délocalisant la production dans des pays où le coût de la main-d’œuvre est moins élevé, comme la Pologne.

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“Ils nous ont expliqué que c’était les Chinois qui nous volent le travail. Mais c’est archifaux”, s’insurge Jacques Roux, un salarié de Michelin qui se trouvait sur le piquet de grève.

Lui et ses collègues sont particulièrement choqués par le fait que l’entreprise a réalisé 3,6 milliards d’euros de bénéfices en 2023, dont une grande partie a été versée aux actionnaires sous forme de dividendes, mais qu’elle continue de licencier ses employés.

“Il devrait y avoir une sanction pour obliger ces grosses entreprises qui font du chiffre à ne pas licencier”, juge Jacques Roux.

Les “Michelin”, comme on appelle les travailleurs de l’entreprise à Cholet, soutiennent que les licenciements n’étaient pas nécessaires. | Giorgio Leali/POLITICO

Il y a aussi la question du soutien financier généreux que le gouvernement a accordé aux grandes entreprises françaises. Michelin a indiqué à POLITICO dans un e-mail avoir reçu 42 millions d’euros de l’Etat français sous forme d’allègements fiscaux pour la recherche et le développement en 2023, qui n’étaient pas liés à une promesse de maintenir la production de pneus dans l’Hexagone.

L’entreprise a déclaré qu’elle ne s’engagerait jamais à maintenir son “empreinte industrielle” dans un pays spécifique, car cela serait “contraire aux principes mêmes de l’adaptation d’une entreprise à son environnement, pour des raisons stratégiques, politiques ou économiques/de compétitivité”.

“Nous aimons la compétition, mais il n’est pas équitable d’opposer, au football par exemple, une équipe de 11 joueurs à une équipe de 22 joueurs qui peuvent attraper le ballon avec la main”, a déclaré Florent Menegaux, directeur général de Michelin, devant les sénateurs qui l’interrogeaient sur les licenciements au sein de son entreprise.

Destruction créatrice

Alors que Bruxelles s’efforce de rendre l’économie européenne plus compétitive en réduisant la réglementation, en augmentant les dépenses publiques — un nouveau paquet de mesures a été dévoilé mercredi — et en assouplissant les règles restreignant les aides d’Etat, les fermetures d’usines comme celle de Cholet montrent les limites de cette stratégie.

Durant ses sept premières années au pouvoir, Emmanuel Macron a tenté de donner la priorité au redémarrage de l’industrie, en combinant de généreuses subventions et des baisses d’impôts. Entre 2020 et 2022, la France a dépensé environ 27 milliards d’euros par an en soutien financier au secteur, selon un récent rapport de la Cour des comptes.

Ces efforts financiers avaient d’abord porté leurs fruits : la France a ouvert plus d’usines qu’elle n’en a fermé — avant que la tendance ne s’inverse l’année dernière. Le chômage a diminué et s’est stabilisé autour de 7%. Et le pays est devenu la première destination des investisseurs étrangers en Europe.

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Tout cela n’est qu’une maigre consolation pour ceux qui travaillent dans des secteurs où l’économie européenne a peu de chances d’être compétitive, quelle que soit l’aide économique apportée.

Le ministre de l’Industrie et de l’Energie, Marc Ferracci, a déclaré à POLITICO que le gouvernement intervenait là où il le pouvait pour empêcher une fuite massive d’emplois, et qu’il surveillerait l’engagement pris par Michelin d’indemniser les travailleurs licenciés et de les aider à retrouver un emploi.

Mais, d’une manière générale, tous les emplois ne peuvent pas être sauvés, prévient Marc Ferracci, invoquant ce que les économistes appellent la destruction créatrice, c’est-à-dire le fait de permettre à des entreprises désuètes et non compétitives de mourir pour faire place à des investissements dans des secteurs plus prometteurs.

“Si nous commençons à imposer un moratoire sur les licenciements, je peux vous assurer qu’un grand nombre de projets d’investissement, qui sont créateurs d’emplois, s’arrêteront deux heures après cette annonce”, a-t-il ajouté.

Loic Venance/AFP via Getty Images

La politique des subventions

Si l’Europe veut s’assurer que les pertes d’emplois dans les secteurs traditionnels sont compensées par la croissance dans les nouveaux secteurs, elle doit réorienter les fonds publics vers les technologies innovantes et la recherche, plaide l’économiste Philippe Aghion. Ce que les décideurs politiques européens n’ont pas encore fait.

“En Europe, les entreprises dominantes sont aujourd’hui les mêmes qu’il y a 25 ans. Ce n’est pas le cas aux Etats-Unis”, pointe-t-il.

Il suffit de penser à l’intelligence artificielle qui, il y a un quart de siècle, relevait de la science-fiction.

Quelques jours à peine après son investiture, Donald Trump a annoncé une enveloppe colossale de 500 milliards d’euros pour développer l’intelligence artificielle, un secteur en plein essor dans le pays. La France a son propre plan de 109 milliards d’euros pour l’IA, tandis que l’UE vise à mobiliser 200 milliards d’euros d’investissements dans ce domaine.

Les géants industriels et les responsables politiques peuvent se réjouir de telles annonces, mais il n’est pas facile de dire aux travailleurs qu’ils perdront leur emploi aujourd’hui pour faire place à de meilleurs emplois demain.

“C’est un message politique un peu difficile à entendre”, concède l’économiste Sarah Guillou, soulignant que la destruction créatrice et ses conséquences sociales sont toujours impopulaires à court terme.

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“L’insatisfaction économique est toujours le terreau de l’insatisfaction politique”, poursuit-elle.

Même si les travailleurs de Michelin et d’autres usines européennes retrouvent un emploi, la vague de licenciements risque d’alimenter un mécontentement vis-à-vis des gouvernements.

C’est certainement le cas en France, où Emmanuel Macron, autrefois considéré comme un modèle de bonne gestion économique, perd du terrain face à des opposants d’extrême droite et d’extrême gauche, qui l’accusent d’être responsable de ce qu’ils décrivent comme l’effondrement économique du pays et le dérapage du déficit budgétaire.

“On est en train aujourd’hui de payer les effets d’une politique catastrophique”, tacle Aurélie Trouvé, présidente de la commission des Affaires économiques de l’Assemblée nationale et membre de La France insoumise.

“Ce n’est même pas de la destruction créatrice, c’est tout simplement de la destruction, point barre”, assène Aurélie Trouvé, qui prédit une nouvelle crise sociale dans les mois à venir. Des critiques similaires peuvent être entendues de la part de l’extrême droite.

Sur le piquet de grève de Cholet, les travailleurs étaient concentrés sur la suite des événements.

Jacques Roux montre le tableau blanc sur lequel figurent les noms des travailleurs qui se sont portés volontaires pour garder les portes de l’usine pendant la nuit.

“Pour parler du futur, mon but, c’est que ça ne se reproduise plus dans les années à venir”, confie-t-il. “Ça passe par la politique, certainement.”

Cet article a d’abord été publié par POLITICO en anglais et a été édité en français par Jean-Christophe Catalon.

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